Colette, propriétaire de "Jean-Marie" depuis plus de trente ans, nous raconte son attachement à ce bateau sauvé de la dégradation et de l'oubli, ainsi que sa passion pour la navigation à la voile latine

Un homme, un bateau...


L'histoire commence, dans les années 1930 au chantier naval Di Stefano de Cagnes. Les charpentiers s'affairent et assemblent quille, membrures, bordés, galbords, pour former la coque de ce pointu. Chaque pointu est unique, Il n'y a pas de moule, on le construit selon le gabarit de Saint Joseph. (C'est un procédé artisanal qui permet de construire des bateaux assez différents selon le goût et le coup d'oeil du charpentier. Il n'existe pas de plans). C'est une commande, parmi d'autres, faite par Monsieur S., pêcheur professionnel de Villefranche. Le sort de cette embarcation encore anonyme est tracé d'avance. C'est l'outil de travail par excellence en Méditerranée. Son arrière pointu, destiné à couper la vague courte, facilite l'opération de relevage des filets. "On peut le tirer sur la plage le soir, il n'a pas besoin de port. Il est sûr, pratique à taille humaine: un homme, un bateau" (Benjamin Dauthier). Destiné à la pêche, il sera pourvu d'un moteur et mouillera parmi ses semblables, au port de la Santé à Villefranche.

Les années passeront, le pêcheur vieillissant cessera alors son activité. Avec fierté il transmettra son savoir faire et son outil. Sans doute était-ce l'espoir de Monsieur S. père de dix enfants. Il baptisa le pointu du prénom de son aîné. Ainsi, Jean Marie, l'homme et le bateau, continueraient-ils à rechercher les meilleures cales à l'anchois, à la sardine, aux mulets. Mais parfois, il en va ainsi dans les familles, les aînés ne suivent pas le sillage de leur père. Aussi, Monsieur S. propriétaire d'un autre bateau dénommé le Rêve, délaissa-t-il cette barque devenue désormais inutile.

Une nouvelle famille

Dans les années 60, le pointu abandonné dans le port survécut grâce aux locations estivales à des Parisiens de passage. Colette, sa propriétaire actuelle, se rappelle qu'à cette époque :

"On le louait quand on voulait aller à la pêche. On mettait 20 litres d'essence et on sortait, mais il était dans un état lamentable. Son propriétaire l'avait arrangé avec des clous qui étaient rouillés. C'était pas le rêve! "


Pourtant, Jean Marie trouva grâce à ses yeux. Il fut sauvé de la déchéance et adopté par sa nouvelle famille: Alice, Fernande, Colette et Evelyne. Trois générations de femmes passionnées de pêche et de voile. A leur tête, la grand mère Alice, plus connue sous le nom de Yoyo. Personnage haut en couleurs! Après avoir épousé le père de Claude Bolling et fondé l'hôtel Méditerranée à Cannes, elle divorça et vint pendant la guerre s'établir à Villefranche. A la Libération elle prit en gérance le restaurant de l'hôtel de la Darse puis plus tard celui de la Trinquette. Cette parisienne passionnée de pêche s'y connaissait en hameçons, en appâts, en boulantin. (pêche à la ligne pratiquée en Méditerranée). Dès que le service du restaurant lui laissait des loisirs elle embarquait sur le Mirabeau, le bateau d'un de ses voisins, le père Massa, pour s'adonner à son activité favorite. Mais les bateaux et leurs propriétaires naissent et meurent, aussi, Yoyo, approuva la décision de sa petite-fille de racheter Jean Marie. Colette évoque pour nous cette époque:

" Le père Massa ayant disparu, on a eu l'occasion quelques années après, d'avoir un bateau de travail d'un pêcheur qui avait cessé son activité professionnelle mais qui possédait deux pointus qui n'étaient pas entretenus. Alors on l'a acheté toutes les trois avec ma mère et ma soeur. C'était au nom de toutes les trois parce que quand un bateau sort, le propriétaire doit toujours être à bord. Donc, moi je n'étais pas toujours présente et on avait décidé de mettre les noms des trois personnes."

Trois femmes pour un seul bateau! Quelle chance pour Jean Marie! Par superstition et par tradition, les trois propriétaires ne débaptisèrent pas ce nouveau compagnon.

Une passion partagée: la voile


Depuis des années déjà, Colette naviguait. Elle était une des rares femmes inscrites au club - très fermé- de la voile de Villefranche. En digne héritière de la passion de sa grand mère, elle l'accompagnait en mer pour pêcher et ne ratait jamais aucune régate. Elle avait commencé la voile dès sa jeunesse, mais ne possédant pas de bateau, elle aidait à la manoeuvre sur les Belugas et autres embarcations. Adolescente, inscrite aux Beaux Arts, elle sortait, dès qu'elle le pouvait, sur le Gayaneth, un bateau de type Météore. (voilier en bois construit à Villefranche même par Mr Ricardi). Ce bateau au nom de ballet russe, (Nom du ballet créé par le compositeur Aram Khatchaturian, 1903-Tblissi,1978-Moscou) de plus de 5 mètres, appartenait alors à un ami parisien, père de trois filles. Colette se souvient:

"Avec ma soeur, quand on pouvait aller à la pêche avec le père Massa, on y allait. Mais on a surtout fait des régates sur le Gayaneth. Le bateau n'était pas à nous, il appartenait au directeur des peintures Valentine. On en avait la jouissance toute l'année car il restait à la Darse et on l'entretenait pour nos amis. On sortait avec eux, on leur avait appris à faire de la voile toute leur jeunesse."

Un choix douloureux

Mais , ainsi va la vie, les uns se marient d'autres pas. Le Météore fut donné à Colette qui se retrouva propriétaire de deux bateaux. Elle nous raconte:

" Le Gayaneth et Jean Marie étaient tous les deux à côté dans le port, mais moi je ne pouvais pas payer deux bateaux. Le Météore aussi partait en quenouille. Donc il fallait que je fasse un choix. Je ne pouvais pas aller à la pêche avec Gayaneth car il n'avait pas de moteur. J'avais demandé à plusieurs garçons de ma connaissance que le bateau ne devienne pas une épave, qu'il ne parte pas en poussière. J'ai cherché plusieurs personnes en proposant de payer la place du port, mais voilà, je n'ai pas trouvé. Alors, comme je ne voulais pas le voir démoli à terre, voilà ce que j'ai fait. Une nuit avec deux amis, j'ai pris le Gayaneth en remorque après lui avoir enlevé le gréement, et tout ce qui était en l'air. On a mis deux coups de barre à mine et on l'a fait couler. J'ai gardé la plaque et le safran, c'est tout. Je préférais ça que de le voir se détruire à terre."

Une sage décision

En gardant Jean Marie, Colette avait-elle choisi la pêche plutôt que la régate? Avait-elle renoncé au plaisir de sentir la voile frissonner sous le vent? Depuis toujours,son idée était de le voiler mais elle le garda ainsi quelque temps.

"Dès que j'ai pu on a fait un mât; j'avais un copain qui faisait de la voile qui m'a aidée à le gréer. En premier on ne l'avait pas du tout gréé en latin. On l'avait gréé avec un pic et avec un foc. Et puis ça ne me plaisait pas trop, il me semblait que le bateau était fait pour marcher avec une latine (on donne généralement le nom de voiles latines à celles d'une forme triangulaire, aux voiles à tiers point, qui sont montées sur trois ralingues, telles que les focs, les voiles d'étai et autres enverguées sur des antennes. Dictionnaire de la marine de Willaumez). Bon, c'était plus dans le caractère du bateau. Mais j'ai abandonné et j'ai attendu d'être à la retraite pour le faire restaurer. J'ai fait un choix. Il me restait quelques années à travailler. Ma mère étant âgée, je ne pouvais pas entreprendre de lointains voyages. Puisque je vis au bord de la mer, je ferai de la voile et de la pêche. Je me suis dit que je ferai restaurer le bateau parce que vraiment il n'en pouvait plus!"

Une restauration réussie

Colette dut d'abord patienter quelques années avant la retraite. Elle patienta ensuite, pendant la restauration de Jean Marie qui dura un an et demi environ. En effet, en 1996, Gilbert Pasqui, charpentier de marine, accepta de restaurer la modeste embarcation. Spécialisé dans l'entretien de vieux gréements plus célèbres, il s'occupa cependant de Jean Marie. C'était selon ses dires un beau bateau, très bien construit, costaud. Pas un sabot. Pendant ces longs mois, Colette ne resta pas inactive. Il fallut tout calculer pour mettre la voile latine à ce pointu qui n'avait jamais eu de mât. Elle en calcula elle-même la dimension et veilla aux nombreux détails de cette renaissance. Elle en garde, grâce à de nombreuses photos, un souvenir très précis :

" Gilbert me l'a complètement désossé. J'ai pris des photos dans un ordre chronologique. Il ne restait que la quille et la coque. Tout le reste a été refait, l'arrière, tous les pavois. Il m'a fait le mât, l'antenne, pour être gréé en latin. "

La renaissance de Jean Marie prit du temps, mais sa mise à l'eau témoigna de sa réussite. On sabla le champagne comme il se doit. Colette pouvait enfin, au gré de son humeur, lancer ses boulantins ou se laisser guider par les vents de la rade.

Jours tranquilles à la Darse

Depuis lors, Jean Marie coule des jours tranquilles. Quand il n'est pas à son mouillage, on le croise dans la rade, lors d'une régate ou sur une cale de pêche. Moins souvent en été, car il n'aime pas la cohue : trop de plaisanciers. C'est un octogénaire vigoureux mais il se ménage. A son âge il a droit à une retraite paisible. Colette lui ressemble. Depuis quelques années, le temps s'écoule lentement. Tout est si familier à ses yeux : la Trinquette, l'aire de carénage, les quais, les artisans des chantiers navals et autres habitués de la darse. Pas un jour elle ne manque, au cours de ses promenades, de venir saluer le pointu. Elle est rassurée, il est à une bonne place, mais... Parfois dans la rade, la mer est indomptable. Au cours du trophée Pasqui, en mai 2006 il a fallu annuler la Régate du dimanche! Alors, si une occasion de rassemblement de voiles latines se présente - à Villefranche ou Menton -Colette défait le boute de l'anneau. Attention! Pas question de rejoindre par la route d'autres rades plus bretonnantes mais trop médiatisées!


Interview recueillie par : Michelle Icard, Jean-Michel Pastor.
Transcription : Michelle Icard.
Date de mise à jour : 15 janvier 2007

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